Histoire de la transfusion à travers les images (I)

Les premières expériences (XVIIe et XVIIIe siècle)

Jean-Jacques Lefrère, Institut National de la Transfusion Sanguine, Paris. Bruno Danic Etablissement Français du sang-Bretagne, Rennes.
Rome, 1492. Le pape Innocent VIII se meurt. Un médecin préconise de tenter de rendre sa vigueur au pape en apportant à son organisme le sang de trois jeunes gens en parfaite santé. Les trois « donneurs » meurent, et aucune amélioration n'est observée chez l'illustre patient, qui rend l'âme quelques jours plus tard. De nombreux historiens ont contesté cette version de la Mn de vie d'Innocent VIII, mais si l'anecdote circule toujours et se raconte avec un mélange d'effroi et de fascination, c'est qu'elle porte en elle toutes les thématiques qui alimentent le débat autour de la transfusion sanguine d'un côté l'audace et la transgression de l'acte médical ; de l'autre, la menace de l'exploitation de la vulnérabilité de l'individu face au pouvoir, hier politique et religieux, aujourd'hui celui de l'argent et du profit. L'Histoire de la transfusion sanguine débute en fait deux siècles plus tard, période à partir de laquelle on dispose d'archives illustrant les débuts de la transfusion sanguine.

En 1628 est édité à Francfort un ouvrage intitulé Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, dans lequel l'auteur, le médecin et anatomiste anglais William Harvey, décrit la circulation du sang dans le corps humain. Cette découverte va révolutionner la conception de la médecine humaine en rompant avec le dogme existant depuis Galien, c'est-à-dire depuis le Ile siècle de notre Ére. Harvey énonce ainsi sa théorie : « Il nous est enfin permis de formuler ouvertement notre conception de la circulation, raisonnement et expérimentation établissent que le sang traverse les poumons et le cœur, et que, par celui-ci, il est envoyé à tout l'organisme, basse par les porosités des tissus, revient par les veines des extrémités vers le centre pour aboutir à l'oreillette cardiaque droite. » En dépit des contestations violentes des milieux médicaux conservateurs, la connaissance de la physiologie humaine amorce là un tournant majeur. Jusqu'alors, on pensait que le sang, fabriqué à partir des aliments, engendrait la matière vivante. II était la nourriture du corps et, pour répondre à cette consommation permanente, sa production par le Foie était constante.

Histoire de la transfusion à travers les images (II)
Histoire de la transfusion à travers les images (II)

En toute logique, l'excès de sang ou la suspicion d'un sang vicié se traitaient donc par la saignée. Pour la première Fois, Harvey décrit la véritable fonction du coeur : il s'agit d'une pompe qui permet au sang de circuler dans un circuit fermé. Et cela change tout. La révélation de Harvey enflamme le milieu médical, qui se divise en deux clans : les « circulateurs » et les « anti-circulateurs ». « Si le sang circule, il est inutile d'en tirer, car la perte subie par un organe serait immédiatement réparée. Or, la ,saignée est utile : donc le sang ne circule pas ! » affirme Gui Patin, futur doyen de la Faculté de .médecine de Paris. En 1672, Louis XIV met un terme à la querelle en décidant que la circulation du sang sera désormais reconnue et enseignée.

Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)

L'année suivante, Molière fustige les anti-circulateurs dans son Malade imaginaire à travers les personnages des médecins Diafoirus père et fils. Le père y décrit l'enfance retardée de son fils Thomas, pourtant fraîchement diplômé de la Faculté de médecine, sa « lenteur à comprendre et sa pesanteur d'imagination », puis il affirme avec fierté : « Mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il s'attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n'a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine » (Acte II, scène 5). Les Diafoirus, ardents anti-circulateurs, demeureront à jamais les archétypes d'une médecine dogmatique et doctrinaire. C'est dans ce contexte que débute l'histoire de la transfusion sanguine.
Le XVIle siècle est l'âge d'or de la saignée, prescrite pour éliminer les « humeurs malsaines ». La transfusion de sang apparaît comme une stratégie thérapeutique bien plus qu'audacieuse : elle est, aux yeux de certains, transgressive et dangereuse.

On trouve donc à cette période une iconographie scientifique, presque technique, destinée aux médecins et aux savants du temps. La fascination suscitée par la transgression imprègne nombre d'illustrations de l'époque.

Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)

L'image ci-dessus correspond à trois illustrations du Clysmatica nova de Johann Sigismund Elsholtz, imprimé à Berlin en 1667, année de la première transfusion humaine réalisée par Jean-Baptiste Denis. Le propos est ici de montrer l'aspect technique de la transfusion elle-même. Ces gravures représentent différents modes de transfusion sanguine, entre deux animaux (deux chiens), de l'animal à l'homme (un agneau, reconnaissable à son sabot), ou inter-humaine. L'outillage nécessaire est disposé sur la table, les canules sont prêtes à être reliées, et le système vasculaire est rendu apparent. L'opérateur est représenté par des mains tenant les instruments, composition habile pour éviter de surcharger l'image et pour présenter l'opération de manière la plus visible possible. Dans leur ensemble, ces trois images soulignent la technicité du geste. Il n'y a aucune idéalisation, ni de l'homme, ni de la science. Quant à l'animal le donneur de l'époque, il est réduit à un objet thérapeutique, source vivante et sacrifiée du sang. Il faut rappeler que la transfusion est utilisée à cette époque à des fins psychiatriques la transfusion de sang d'animal à l'homme est indiquée pour soigner la mélancolie,essentiellement à partir de sang d'agneau. Le choix de l'animal n'est pas anodin. Jean-Baptiste Denis explique que le sang de l'animal est moins vicié que celui de l'homme, en raison de son innocence et de son alimentation. D'autre part, si la transfusion inter-humaine est représentée sur cette gravure, elle n'est pas réalisée en pratique.

Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)

L'image ci-contre illustre l'ouvrage Armamentarium chirurgicum Renovatum et Auctum, du chirurgien allemand Jean Scultet, qui a signé, selon l'usage du temps, de son nom latinisé en Johannes Scultetus. La première édition de ce manuel de chirurgie date de 1635. C'est dans l'appendice de l'édition de 1671, imprimée à Amsterdam par Jean-Baptiste van Lamzweerde, qu'apparaît cette gravure, soit quatre ans après la première transfusion réalisée par Denis. L'image, qui nous paraît aujourd'hui quelque peu étrange, met en scène trois personnages et un animal attaché pour une immobilité totale. Selon certains auteurs, l'animal représenté sur cette gravure serait un chien.

Il est difficile de comprendre le choix de cet animal pour réaliser une transfusion humaine, sinon pour déconsidérer cette technique, alors déjà interdite en France d'autant que Jean-Baptiste von Lamzweerde est un brillant médecin de son temps, mais conservateur : il est en effet connu pour son opposition à Descartes, auquel il reproche de ne pas respecter les préceptes de Gallien.
Les trois vignettes décoratives qui constituent l'image (haut de la page suivante) parurent en frontispice du Tractatio Medica De Ortu et Occasu Transfusionis Sanguinis, de Georg Abraham Merchlin, imprimé à Nuremberg en 1679. Ce cuivre est l'ceuvre de Cornelius Nicolaus Schurh. Le médaillon du haut montre une transfusion de sang de veau à un homme ; sur les deux médaillons du bas, le sang d'un homme en bonne santé est transfusé à un homme malade, dans un cas au pli du coude, dans l'autre au niveau de la main. Le traité de Merchlin n'est pas favorable à cette pratique, qu'il juge empirique, inutile et révoltante. Il n'est donc pas impossible que cette représentation de la transfusion par l'artiste ait été volontairement choquante, voire obscène. Dans l'image du haut, l'homme fait face à un animal au poitrail largement apparent, ligoté sur une table tel un condamné à la roue.

Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)

L'animalité est représentée en opposition avec la civilité des habits et des manières de l'homme. L'incongruité est accentuée par l'impression que l'animal est mort et que l'homme, debout, paraît en excellente santé, mais aussi que le flux sanguin paraît aller de l'hommevers l'animal. En outre, la position des deux sujets, l'homme et l'animal, suggère presque une relation physique contre-nature. L'ambiguïté du médaillon supérieur se retrouve également, quoique moins fortement, dans les médaillons inférieurs, avec l'expression du receveur, avec le contact des corps, avec le mouvement du receveur du médaillon de gauche. Cette impression générale confère à l'acte transfusionnel un caractère obscène qui renforce l'idée de transgression. Enfin, dans ces trois illustrations, on remarque l'absence de médecin et de tout instrument pour réaliser la transfusion. Cela appuie la thèse de Merchlin qui considère que cette thérapeutique cruelle et dangereuse promet les deux protagonistes à une mort certaine.
L'image de droite est une gravure qui montre la transfusion du sang d'un agneau à un homme. Elle est apparue dans l'ouvrage Des Chirurgischen Lorbeer Krantz, Oder Wund Artzney de l'allemand Matthaus Gottfried Purmann, édité à Franhfort et à Leipzig en 1705. Purmann tenta plusieurs xénotransfusions (la xénotransfusion consiste à transfuser le sang d'un animal à l'homme), alors que cette pratique était déjà interdite en France. L'échec de ses expériences le conduisit à se ranger aux conclusions du médecin allemand Michael Ettmuller quant à la dangerosité de la transfusion de sang animal à l'homme, et à abandonner cette pratique. L'illustration de son traité de chirurgie a pour but de décrire la méthode de transfusion, avec une coloration des veines impliquées et l'ajout d'instruments de tailles variées. Pourtant, au-delà des aspects techniques, l'image dégage une impression étrange. Le donneur est un agneau calme, paisible, à peine entravé, qui semble subir avec résignation cette opération qui le vide de son sang. La scène évoque l'idée du sacrifice, impression

Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)

Quant au receveur, il semble lointain, son visage exprimant la mélancolie. Il détourne le regard de cette opération qu'on lui inflige. renforcée par la position de l'animal. Il n'est pas surprenant que l'Église ait longtemps condamné la pratique de la transfusion, au cours de laquelle le médecin transgresse la loi divine. Le Lévithique l'affirme : « La vie de toute chair, c'est son sang. » C'est d'ailleurs l'objectif affirmé de la transfusion : changer le caractère du transfusé, dynamiser le mélancolique, ou calmer le forcené. La transgression par la science est aussi forte que la création de la créature par le docteur Franhenstein imaginée par Mary Shelley un siècle plus tard. Elle interroge à la fois sur les limites de la science, mais aussi sur l'identité humaine.

Histoire de la transfusion à travers les images (I)
Histoire de la transfusion à travers les images (I)

L'image ci-dessus est le détail d'une fresque qui fit la couverture des Tabulae Anatomicae du chirurgien Gaetano Petrioli, éditées à Rome en 1741. Les tables anatomiques sont attribuées au peintre italien Pietro da Cortona (1596-1669). Sur le frontispice, dans sa partie inférieure gauche, on distingue un personnage statufié qui pratique sur lui-même une xénotransfusion. Il siège avec dignité sur un piédestal sur lequel est inscrit le mot Trasfusio (sic). Il tient, de son bras puissant, un agneau dont le sang est infusé dans son autre bras.
Cette partie de la fresque a très probablement été ajoutée pour l'édition de 1741, car les tables anatomiques de Da Cortona datent d'avant1628, soit une date très antérieure aux premières expériences transfusionnelles. Sur cette illustration allégorique, le receveur détourne encore son regard de l'animal. Dans cette expérience, on ne sait qui donne et qui reçoit.

En ce milieu du XVIlle siècle où la transfusion est toujours interdite, cet acte fascine et dérange encore. Il faudra attendre des décennies et changer de siècle pour que la transfusion trouve sa place et sa légitimité dans l'arsenal thérapeutique et médical. Elle sera, au XIXe siècle, le traitement de la dernière chance pour des accouchées exsangues, jusqu'à ce que la maitrise de la compatibilité immunologique des groupes sanguins, puis la possibilité de stocher et conserver le sang, ouvrent la porte aux progrès médicaux et chirurgicaux du du XXe siècle.

 

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