historique de la transfusion sanguine


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Provenances autres ou inconnus

Quelques représentations picturales de la transfusion au fil des siècles

Titre anglais : Illustrations of historical transfusions over three centuries


Auteur correspondant :
Professeur Jean-Jacques Lefrere,
Directeur Général
Institut National de la Transfusion Sanguine, 6 rue Alexandre-Cabanel, 75015 Paris

Docteur Bruno Danic
Directeur-Adjoint
Etablissement Français du sang-Bretagne, rue Pierre-Jean Gineste, 35000 Rennes, France.



Résumé. Cet article décrit plusieurs images historiques de transfusion sanguine et tente de dégager leurs points communs et leurs différences au cours des siècles, à travers les éléments les plus importants utilisés par les illustrateurs au cours de cette époque pionnière de cette pratique médicale. L'imagerie transfusionnelle, à travers la représentation des trois intervenants principaux de toute transfusion (le donneur, le receveur, le transfuseur) a considérablement évolué au cours du temps, de même que celle des dispositifs de transfusion.

Mots clés : Transfusion — Illustrations — Histoire


Abstract. This papers describes several illustrations of historical transfusions and point out common characteristics and differences over three centuries, through the major elements used by illustrators. during this pioneering epoch, the transfusion imagery, through the representation of the three actors of transfusion (recipient, donor, doctor) varied considerably over time, as did representation of the procedures of transfusion.

Key words : Transfusion — Pictures — History




Rome, 1492. Alors que l'expédition commandée par Christophe Colomb s'apprête à débarquer en Amérique, le pape Innocent VIII se meurt. Un médecin de la Ville éternelle préconise de tenter de rendre sa vigueur au pape en apportant à son organisme le sang de trois jeunes gens en parfaite santé. Les trois « donneurs » meurent, « parce qu'il était entré de l'air dans leurs veines » (ou parce qu'on les avait saignés à blanc !), et aucune amélioration n'est observée chez Sa Sainteté, qui rend l'âme quelques jours plus tard.
De nombreux historiens ont contesté la véracité d'une véritable « transfusion » papale : le sang aurait été, non pas injecté, mais bu en guise de liquide de jouvence. Dans cette hypothèse, ce souverain pontife, qui est surtout resté dans l'Histoire pour son ardeur à exciter les États chrétiens contre les Turcs, aurait été le premier — et jusqu'à présent le seul — pape vampire de tous les temps.
Si l'on écarte ce très hypothétique épisode de l'histoire de la Médecine, il faut attendre deux siècles pour disposer d'archives crédibles permettant de dater les véritables débuts de la transfusion sanguine.
En 1628 est édité à Francfort un livre de présentation modeste, intitulé Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, dans lequel l'auteur, le médecin et anatomiste anglais William Harvey, expose sa démonstration de la circulation du sang dans le corps humain. Cette découverte renverse une doctrine erronée mais consacrée par quatorze siècles d'existence. Elle va révolutionner l'histoire des sciences biologiques en rompant, par l'avènement de la démonstration par la preuve, avec l'immobilisme dogmatique existant depuis Galien, c'est-à-dire depuis le IIe siècle de notre Ére. Harvey énonce ainsi sa théorie : « Il nous est enfin permis de formuler ouvertement notre conception de la circulation, raisonnement et expérimentation établissent que le sang traverse les poumons et le cœur, et que, par celui-ci, il est envoyé à tout l'organisme, passe par les porosités des tissus, revient par les veines des extrémités vers le centre pour aboutir à l'oreillette cardiaque droite. » La conclusion retentissante de son ouvrage est le résultat de méticuleuses et multiples investigations, ainsi que d'expérimentations réalisées sur près de vingt ans. Elle est aussi simple que hardie, aussi géniale que révolutionnaire. En dépit des violentes réfutations issues aussitôt des milieux médicaux traditionnels, la connaissance de la physiologie humaine amorce là un tournant majeur, alors que les affirmations de Galien avaient été, depuis toujours, défendues par des scolastiques où les lacunes de l'observation étaient comblées par l'imagination et la spéculation philosophique. En effet, pour les Anciens, notamment pour Galien — lequel suivait en cela les dires d'Aristote —, le sang, fabriqué à partir des aliments, engendrait la matière vivante et assurait sa croissance comme son entretien : il était la nourriture du corps et, pour répondre à cette consommation permanente, sa production — que l'on n'appelait pas encore l'« hématopoïèse » et dont le siège était localisé de manière erronée dans le foie — devait être constante. Selon Aristote, le cœur battait continuellement pour assurer à l'organisme la distribution de l'air provenant des narines et de la bouche, et conduit par les vaisseaux jusqu'au cœur, « organe respiratoire et psychique », qui le réchauffait. L'« intelligence » résidait dans le ventricule gauche, lequel contenait la partie subtile et allégée du sang. À cette conception, Galien ajoutait la notion que le cœur « chasse le sang artériel chargé de chaleur et de pneuma, donc d'esprit et de force vitale, et contribue à sa distribution ». Dans l'ensemble, ce concept des mouvements du sang et de leurs rôles respectifs n'évoquait pas la notion de circulation proprement dite, mais bien davantage celles de déplacement et de distribution : le sang produisait de la matière vivante et se perdait dans l'organisme. Le principe du retour sanguin n'existait pas, ce qui excluait l'idée d'une circulation sanguine.
La révélation de Harvey, avec tout ce qu'elle remettait en cause, enflamma le milieu médical, qui se divisa en deux clans : les « circulateurs » et les « anti-circulateurs ». Parmi ces derniers, deux personnages influents combattirent ardemment la nouvelle théorie : Jean Riolan, « prince des anatomistes » et médecin du roi Louis XIII — il ne tolérait pas l'idée que Galien ait pu commettre des erreurs —, et Gui Patin, futur doyen de la Faculté de médecine de Paris, dont le fanatisme et l'étroitesse de vues sont entrés dans l'Histoire. Ce dernier brandissait des arguments imparables : « Si le sang circule, il est inutile d'en tirer, car la perte subie par un organe serait immédiatement réparée. Or, la saignée est utile : donc le sang ne circule pas ! » Malgré tout, la théorie de Harvey fut progressivement adoptée et finit par triompher, mais il faut attendre l'année 1672 pour que Louis XIV mît un terme à la querelle sur la circulation du sang en décidant que cette théorie serait désormais admise et enseignée. L'année suivante, Molière fustigea les anti-circulateurs à travers les personnages des médecins Diafoirus père et fils. Monsieur Diafoirus, médecin d'Argan autoritaire et dogmatique, décrit l'enfance retardée, la « lenteur à comprendre et la pesanteur d'imagination » de son fils Thomas, fraîchement diplômé de la Faculté, puis affirme avec fierté : « Mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il s'attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n'a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine » (Le Malade imaginaire, acte II, scène 5). Les Diafoirus père et fils, ardents anti-circulateurs, demeureront à jamais les archétypes d'une médecine passéiste et sourde aux intérêts des patients.
C'est dans ce contexte que débute l'histoire de la transfusion sanguine. Cette ère pionnière durera presque trois siècles, avec une longue période d'interdiction et de bannissement des pratiques médicales, jusqu'aux avancées décisives des premières années du XXe siècle, avec l'identification, par Karl Landsteiner, des groupes sanguins ABO, dont la méconnaissance avait été cause de tant d'échecs transfusionnels jusqu'alors. Durant cette ère associant progrès et erreurs, marquée par de brusques pas en avant alternant avec de longues pauses — notamment au cours de ce XVIIIe siècl pendant lequel la recherche sur le sujet fut quasiment abandonnée —, des transfusions sont effectuées tantôt avec du sang animal, tantôt avec du sang humain.
Les publications du XVIIe et du XIXe siècles rapportant les expériences et les débats en cours ont été souvent rappelées et commentées dans des articles ou des thèses sur l'histoire de la transfusion sanguine. Cependant, une description et une analyse des illustrations sur ce thème pendant ces époques pionnières nous a semblé être en mesure d'apporter quelques éclairages utiles.
Le XVIIe siècle étant considéré comme l'âge d'or de la saignée, qui était alors prescrite pour éliminer les « humeurs malsaines », la transfusion de sang ne pouvait apparaître que comme une stratégie thérapeutique transgressive, voire dangereuse. En conséquence, les premières expériences de transfusion étaient aussi extraordinaires que spectaculaires ; leur représentation en image permettait donner une iconographie scientifique, presque technique, aux médecins et aux savants du temps. Mais la fascination suscitée par la transgression imprègne les illustrations de l'époque. Au cours des essais cliniques conduits au XIXe siècle, on assiste en revanche à une normalisation et à une forme de banalisation de la pratique, témoignant de son intégration dans l'arsenal thérapeutique d'une médecine audacieuse en pleine mutation.
Nous décrirons ici, dans un premier temps, cette iconographie transfusionnelle historique, puis nous essaierons d'en donner quelques caractéristiques communes, mais aussi quelques différences réelles, en considérant les éléments principalement utilisés par les artistes et illustrateurs, ou en interprétant leurs sources d'inspiration.

XVIIe et XVIIIe siècles : fascination, dégoût, et interdit

L'image 1 correspond à trois illustrations du Clysmatica nova de Johann Sigismund Elsholtz (1623-1688), imprimé à Berlin en 1667. Le propos est ici de montrer l'aspect technique de la transfusion elle-même. Ces gravures, clairement didactiques et destinées aux spécialistes, indiquent différents modes de transfusion sanguine, entre deux animaux (deux chiens), de l'animal à l'homme (un agneau, reconnaissable à son sabot), ou d'un homme à un autre : l'outillage nécessaire est disposé sur la table, les canules sont prêtes à être reliées pour la xénotransfusion, et le système vasculaire est rendu apparent. Le praticien est représenté métonymiquement par des mains tenant les instruments, composition habile pour éviter de surcharger l'image et pour présenter l'opération de manière la plus visible possible (et donnant de surcroît l'impression d'une intervention miraculeuse). Les manchettes et les rubans sont une concession faite à l'usage et réduisent l'impression que le lecteur pourrait ressentir vis-à-vis d'une image trop violente et sanglante, notamment vis-à-vis des détails montrant l'incision. Sur l'une des trois images, les pieds de l'animal sont ligotés, et la muselière qu'il porte pour l'empêcher de bêler est ornée de rubans, là encore dans un souci esthétique. Sur une autre image de la série, détaillant la technique d'injection intraveineuse, les mains de l'intervenant semblent sortir du sol et agir sur la jambe du patient, dont le visage exprime une sorte de placidité sereine. Dans leur ensemble, ces trois images soulignent la technicité du geste, il n'y a ici aucune idéalisation, que ce soit de l'homme ou de la science. Quant à l'animal, il est seulement un objet thérapeutique — la source vivante du sang — la banque du sang du XVIIe siècle ! —, raison pour laquelle il n'est pas montré en son entier. Il est intéressant de noter que, si la transfusion inter-humaine est ici représentée comme techniquement possible, elle n'est pas réalisée, ni expérimentalement, ni cliniquement.
L'image 2 illustre l'ouvrage Armamentarium chirurgicum Renovatum et Auctum, du chirurgien allemand Jean Scultet, qui a signé, selon l'usage du temps, de son nom latinisé en Johannes Scultetus. La première édition de ce manuel de chirurgie date de 1635. C'est dans l'appendice de l'édition de 1671, imprimée à Amsterdam par Jean-Baptiste van Lamzweerde, qu'apparaît cette gravure. En effet, entre les deux éditions, Jean-Baptiste Denis a réalisé la première transfusion humaine en 1667. Cette gravure est considérée comme la plus ancienne illustration d'une transfusion effectuée sur un être humain. Comme le donneur de sang est ici un animal, et comme le receveur subit dans le même temps une saignée, l'ensemble tient à la fois de la xénotransfusion et de l'exsanguino-transfusion. L'image, qui nous paraît aujourd'hui quelque peu étrange, met en scène trois personnages et un animal attaché pour une immobilité totale. En étendant ses bras, qui tiennent deux bâtons comme deux sceptres, le patient se prête courageusement à cette intervention qui est représentée comme une véritable cérémonie, impression renforcée par l'aspect esthétique que l'artiste de l'école hollandaise a donné à son œuvre. Le jet de sang arrondi sur la gauche, la position symétrique des deux médecins, l'alignement de la chaîne du sang, commençant à droite à travers la canule, renforcent cet effet. Le mouvement naturel de lecture d'une image est aujourd'hui, pour nous, de la gauche vers la droite, mais les numéros correspondant aux légendes de chaque détail ont ici une séquence dans le sens opposé. Cette gravure interroge sur l'intention de l'auteur. Jean-Baptiste von Lamzweerde est un brillant médecin de son temps, connu pour son opposition à Descartes, auquel il reproche de ne pas respecter les préceptes de Gallien. À cette époque, la transfusion de sang d'animal à l'homme était indiquée pour soigner la mélancolie, essentiellement à partir de sang d'agneau. Le choix de l'animal n'était pas anodin : Denis expliquait que le sang de l'animal était moins vicié que celui de l'homme, en raison de son innocence et de son alimentation. Selon certains auteurs, l'animal représenté sur cette gravure serait un chien. Il serait alors étonnant de considérer le choix de cet animal pour réaliser une transfusion humaine, sinon pour déconsidérer cette technique, alors déjà interdite en France.
Les trois vignettes décoratives qui constituent l'image 3 parurent en frontispice du Tractatio Medica De Ortu et Occasu Transfusionis Sanguinis, de Georg Abraham Mercklin, imprimé à Nuremberg en 1679. Ce cuivre est l'œuvre de Cornelius Nicolaus Schurk. Le médaillon du haut montre une transfusion de sang de veau à un homme ; sur les deux médaillons du bas, le sang d'un homme en bonne santé est transfusé à un homme malade, dans un cas au pli du coude, dans l'autre au niveau de la main. Le traité de Mercklin n'était cependant pas favorable à cette pratique, qu'il jugeait aussi empirique qu'inutile et révoltante. Il n'est donc pas impossible que cette option prise par l'artiste ait été voulue. En réalité, cette histoire en images silencieuses décrit l'opération comme une connexion entre deux acteurs : dans l'image du haut, l'homme fait face à un animal au poitrail largement apparent, ligoté sur une table d'une manière étrange, semblable à celle du condamné sur la roue ; l'animalité est placée ici en opposition avec la civilité des habits et des manières de l'homme. L'incongruité est accentuée par l'impression que l'animal est mort et que l'homme, debout, paraît en excellente santé. Par ailleurs, d'un point de vue purement technique, le flux sanguin paraît aller de l'homme vers l'animal. Une autre composante du caractère incongru de l'image est la position des deux acteurs, qui suggère presque une relation physique contre-nature. Les deux vignettes du bas montrent la relation entre le donneur de sang et le receveur : en ce XVIIe siècle policé, montrer des avant-bras dénudés était presque choquant mais avait le mérite d'attirer l'attention (ces avant-bras sont dans les deux cas en plein centre de l'image). L'ambiguïté du médaillon supérieur se trouve également manifeste, quoique moins fortement, dans les médaillons inférieurs : dans l'expression du receveur, dans le contact des corps, dans le mouvement du receveur du médaillon de gauche. Cette impression confère un caractère presque obscène à l'acte transfusionnel, qui renforce l'idée de transgression. Enfin, ce qui est frappant dans ces trois illustrations, c'est l'absence de médecin et de tout instrument pour réaliser la transfusion. Cela appuie la thèse de Mercklin qui considère que cette thérapeutique cruelle et dangereuse promet les deux protagonistes à une mort certaine.
L'image 4, qui est une gravure montrant la transfusion du sang d'un agneau à un homme, est une illustration de l'ouvrage Des Chirurgischen Lorbeer Krantz, Oder Wund Artzney de l'allemand Matthaus Gottfried Purmann, paru à Frankfort et à Leipzig en 1705. Purmann tenta plusieurs xénotransfusions, notamment en situation de chirurgie de guerre, alors que cette pratique était déjà interdite en France. L'échec de ses expériences le conduisit à se ranger aux conclusions du médecin allemand Michael Ettmuller quant à la dangerosité de la transfusion de sang animal à l'homme, et à abandonner cette pratique. L'illustration de son traité de chirurgie est, cette fois encore, une image à visée didactique, explicitant la méthode de transfusion, avec une coloration des veines impliquées et l'ajout d'instruments de tailles variées. La précision des détails techniques de la scène atténue quelque peu son étrangeté relative. Le donneur est ici un agneau calme, paisible — quoique avec une expression légèrement renfrognée — et à peine entravé, comme s'il subissait avec résignation cette opération qui le vide de son sang. Il ne manque guère que les rubans des images précédentes. Même si la pratique de la transfusion faisait appel au sang de cet animal, le symbolisme de l'agneau, qui occupe le centre de l'image, évoque l'idée du sacrifice, impression renforcée par la position de l'animal, comme si la transfusion pouvait trouver une légitimité et une validité dans la comparaison avec une référence empruntée à l'imagerie religieuse. Quant au receveur, il est cantonné à la partie latérale de l'image et semble lointain, avec une expression d'ennui sur le visage, comme si la scène ne l'intéressait pas, ou comme s'il abandonnait son corps à une médecine à l'efficacité de laquelle il n'avait qu'une confiance limitée, et c'est sans vigueur aucune qu'il tient un bout de bois pour maintenir son bras dans une position adéquate. Une autre interprétation est que le receveur serait sain de corps mais non d'esprit : telle était en effet une des indications de la transfusion au cours de XVIIe siècle. Dans cette hypothèse, l'image exprimerait le symbole de la pureté du sang de l'agneau, ce sang que la transfusion infuse à cet homme qui a perdu la raison pour le guérir. Il n'est dès lors guère surprenant que l'Église du temps ait condamné la pratique de la transfusion, au cours de laquelle un médecin exerce un pouvoir réservé habituellement à Dieu. Par ailleurs, comme dans l'image 2, la numérotation des détails est donnée dans un ordre auquel nous ne sommes plus accoutumés aujourd'hui, et, comme dans une des images précédentes, on retrouve l'erreur technique d'un effet de la gravité favorisant un flux homme-animal, alors que la logique voudrait le contraire.
L'image 5 est le détail d'une fresque qui fit la couverture des Tabulae Anatomicae du chirurgien Gaetano Petrioli, éditées à Rome en 1741. Les tables anatomiques sont attribuées au peintre italien Pietro da Cortona (1596-1669). Une de ces tables, dessinée une centaine d'années avant la publication, est présentée dans un décor de convention, dominé par des colonnes de marbre traditionnelles. Un détail du frontispice, dans sa partie inférieure gauche, montre un personnage statufié, qui siège avec dignité sur un piédestal portant le mot Trasfusio (sic) et pratique sur lui-même une xénotransfusion : il tient, de son bras puissant, un agneau dont le sang est infusé dans son autre bras. Cette partie de la fresque a très probablement été ajoutée pour l'édition de 1741, car les tables anatomiques de Da Cortona datent d'avant 1628, soit une date très antérieure aux premières expériences transfusionnelles. Sur cette illustration allégorique, le receveur détourne le regard de l'animal. Dans cette expérience, on ne sait qui donne et qui reçoit. En ce milieu de XVIIIe siècle où la transfusion est toujours interdite, cet acte encore dérangeant témoigne de l'audace du chirurgien, comme jadis cette dissection des corps qui conduisit pourtant à la connaissance précise de l'anatomie décrite dans l'ouvrage.

XIXe siècle : audace, romantisme et dérision

Après l'abandon des transfusions par Purmann, la transfusion sanguine resta lettre morte pendant plus d'un siècle, avant de connaître un nouvel essor sous l'égide d'un obstétricien anglais, James Blundell (1790-1877), qui, en 1818, transfusa, avec le sang de son époux, une femme atteinte d'une hémorragique cataclysmique du post-partum. Rapidement, Blundell mis au point un dispositif qu'il baptisa du nom de « gravitator » et qui était basé — enfin ! — sur le principe de la gravité pour injecter le sang du donneur au receveur, et ce par l'intermédiaire d'un récipient maintenu au-dessus du patient. L'image 6, qui illustrait un article intitulé « Observations on the Transfusion of Blood » et paru en 1828 dans le Lancet (volume 2, issue ii, page 321), illustre le fonctionnement de ce « gravitator » qui remplaçait les canules des transfusions du XVIIe siècle. Le dispositif conçu par Blundell est au centre de l'illustration, le décor et la mise en scène étant réduits à l'intimité d'une chambre à coucher, dans laquelle une chaise renversée permet de fixer l'instrument. Le corps du donneur s'évanouit sous les draps, et l'élément essentiel apparaît comme ce bras tendu d'où jaillit avec force un sang recueilli dans le récipient du « gravitator ». On note qu'il s'agit de la première image montrant un receveur de sexe féminin, et surtout mettant en scène une des premières indications de la transfusion moderne, laquelle naîtra au siècle suivant : l'hémorragie du post-partum. La pose alanguie de la patiente contraste avec l'attitude tendue et volontaire de son donneur, mais surtout, si l'on établit une comparaison avec les illustrations précédentes, le contexte a changé du tout au tout : il s'agit à présent d'une transfusion véritablement thérapeutique au sens contemporain du terme, à la représentation de laquelle nous nous trouvons aujourd'hui confrontés pour la première fois (mais les décennies suivantes seront fertiles en de telles illustrations). Comme sur les images 1 et 4, l'intention du dessinateur a été avant tout de montrer l'aspect technique de l'intervention.
L'image 7 montre le principe de transfusion de « bras à bras » préconisé par le médecin suisse J. Roussel : son système était un système à double sens transfusant le sang au patient à travers une canule insérée dans une veine. Il avait été décrit en 1867 dans un article de La Gazette des Hôpitaux, mais Roussel déplora par la suite qu'insuffisamment de précisions aient été données dans ce texte sur sa procédure transfusionnelle pour une application sur les terrains des combats lors de la guerre franco-allemande de 1870. L'illustration reproduite ici avait pour finalité, à son époque, de montrer que ce mode de transfusion pouvait être utilisé sur le champ de bataille. De fait, après les saignements du post-partum, les hémorragies traumatiques deviendraient, lors des deux conflits mondiaux à venir, l'autre grande indication de la transfusion sanguine. Quoique le contexte de guerre soit exprimé par la scène elle-même, par son cadre et par les uniformes des personnages, ainsi que par la sacoche du médecin portant une croix rouge, l'image n'est pas sans évoquer la composition classique d'une pieta dans laquelle l'arbre tiendrait le rôle de la croix. Cette impression est renforcée par la position du blessé, bras étendus et paumes tournées vers le ciel. Cette composition de groupe est tout à fait classique : la ligne des épaules des assistants surplombe le blessé et suggère une attitude de protection et de secours. Ici, le donneur remplace la mère. Son regard évoque à la fois la douleur et la compassion. L'expression attentive du médecin remplace l'affliction : l'homme moderne ne se réfugie pas dans la résignation face au destin. Il agit, et avec audace. Comme une mère, le donneur de sang donne la vie. Mais la métaphore religieuse n'a plus ici le caractère sacrilège qu'elle avait sur l'image 4, puisque les acteurs de la transfusion agissent en suivant les préceptes du christianisme, dans une sorte de version moderne du « Bon Samaritain ».
L'image 8 montre une transfusion effectuée en 1872 par James Hobson Aveling (1828-1892). Cet obstétricien anglais apporta sa contribution à la technique transfusionnelle en portant secours à une femme de vingt et un ans victime d'une hémorragie du post-partum. L'illustration, purement informative en apparence, joue en réalité sur toute une série de contrastes : le donneur, de sexe masculin et plein de vie, est en position verticale, les yeux ouverts, bras tendu et poing serré, tandis que le receveur est une femme, gisant et paraissant à l'agonie, yeux clos et main ouverte. L'artiste a précisément placé au centre de l'image le bras donnant le sang et le bras le recevant, non sans quelque liberté dans le réalisme et la perspective pour obtenir un parfait parallélisme de ces bras. Mais l'effet obtenu est ce pont entre la vie et la mort, à la fois symbolique et concret, avec cette canule reliant donneur et receveur. Le dispositif transfusionnel est réduit à sa plus simple expression. L'ensemble a un côté solennel et sobre. Le sang, que ce soit celui de l'hémorragie ou celui du don, n'est pas montré. On devine pourtant qu'il s'agit la dernière chance de sauver la malade. Le fait que le donneur soit probablement l'époux de la mourante accentue le caratère tragique de la scène. Une manière de susciter la compassion du lecteur, et par ce sentiment, une pleine adhésion à cette thérapeutique encore à l'essai.
L'image 9 illustre l'ouvrage Die Transfusion Des Blutes du polonais Franz Gesellius, édité à Leipzig en 1873. Ce médecin et chirurgien de Vilnius apporta quelques améliorations techniques au prélèvement et au recueil du sang dans un récipient. Sur cette gravure, le donneur n'apparaît pas : le médecin et son équipement technique sont au premier plan, et l'on assiste au déroulement concret de l'opération. Pas de receveur, seulement le bras du donneur et le praticien dans une redingote élégante : le but est de mettre en exergue un progrès médical et technique.
L'image 10 est le frontispice de Die Lammblut-Transfusion beim Menschen du médecin allemand Oscar Hermann Hasse (1837-1898), paru à Leipzig et Saint-Petersbourg en 1874. Hasse, un praticien de Nordhausen, réalisa une série de transfusions avec du sang de mouton. Certains receveurs moururent, d'autres eurent des réactions transfusionnelles variées. S'il n'y avait le graphisme propre à cette époque, la scène eût rappelé les premières expériences transfusionnelles du XVIIe siècle. Sur la présente illustration, le sang passe de la carotide de l'animal ligoté à la veine antecubitale de la patiente par l'intermédiaire d'une canule. Donneur et receveuse paraissent aussi languides l'un que l'autre, et la communion des deux corps semble se prolonger dans ce qui ressemble à un sommeil partagé.
L'image 11 est l'illustration d'un article non signé paru dans le Harper's Weekly du 4 juillet 1874 (« The Transfusion of Blood. An operation at the Hopital de la Pitié, at Paris »). Cette représentation d'une transfusion réalisée par un chirurgien, le docteur Betier, avec le sang prélevé chez un de ses assistants, le docteur Strauss, est conçue comme une mise en scène d'un acte transfusionnel dont le caractère novateur est souligné par la présence de nombreux spectateurs, hommes de l'art, mais aussi simple public. La présence d'une religieuse, cohérente à cette époque, prend ici une dimension autre, car elle apporte la caution de l'Église à cette opération médicale. On présume que c'est le docteur Betier qui figure au centre de l'image, orchestrant l'opération, et seul à toucher la patiente. Curieusement, tous les figurants portent un tablier blanc, sauf lui. L'article explique que la patiente est une jeune domestique, âgée de 22 ans, victime de surmenage et d'hémorragies dont l'origine n'est pas précisée. Dans ces circonstances, le geste du médecin qui donne son sang apparaît à la fois comme sacrificiel et salvateur. C'est une position héroïque qui sera représentée à de nombreuses reprises dans les décennies suivantes. Elle illustre d'une façon nouvelle les risques encourus par une profession qui côtoie et défie la mort, comme cela peut être le cas en situation épidémique. Cette représentation du médecin contribuera grandement au prestige de la profession.
L'image 12 réunit deux illustrations parues dans la livraison du 15 août 1875 de la revue La Nature. Elle montre des transfusions réalisées à l'aide du dispositif conçu par le docteur Moncoq. Sur celle de gauche, il s'agit d'un appareil à entonnoir latéral ; sur celle de droite, d'un appareil doté d'une cupule inférieure. Ces dessins purement didactiques soulignent avant tout le besoin, pour les transfuseurs, de disposer de techniques leur permettant de mener à bien l'acte transfusionnel et placent l'évolution de ces techniques au centre du débat.
L'image 13, parut dans l'Atlas populaire de médecine, de chirurgie d'Émile Littré, édité chez J.-B. Baillière en 1883. La patiente, étendue sur un lit, la tête légèrement inclinée vers le bas — elle donne l'impression d'être quasi morte —, a le bras tendu et posé sur une petite table ; son donneur de sang est assis auprès d'elle, et son bras, comprimé par le brassard des saignées, est tendu sur la même table, parallèle au bras de la transfusée. Se tenant entre les deux, le praticien tient, d'une main, la canule dans la veine de la patiente et, de l'autre, presse la pompe aspirante, tout en surveillant l'expression et la couleur du visage de la malade. L'ensemble donne le sentiment d'une intervention de dernier recours. Il se dégage une impression proche du romantisme dans cette atmosphère intimiste et confinée de ce qui ressemble à une chambre à coucher, dans laquelle l'épouse vient probablement d'accoucher. Même si l'appareillage semble l'élément central du dessin, le médecin parait remplacer le représentant de l'État et prolonger l'union de ce couple en détresse. La transfusion est alors comme la matérialisation de l'amour qui les unit, et de la fidélité qu'ils se sont promis mutuellement. En cette fin de siècle, le recours au mari pour donner le sang salvateur est une pratique courante. On sait aujourd'hui qu'il s'agissait d'une aberration immunologique. Mais dans le contexte et le niveau de connaissance de l'époque, dans l'urgence de la situation, cette solution s'imposait à l'esprit. Peut-être même, de façon inconsciente, l'homme réalisait, par cet acte, un deuxième don de vie : après avoir donné son « sang blanc » qui avait fécondé sa femme, il donnait son « sang rouge » pour lui permettre d'accomplir son rôle de mère.
L'image 14 est une illustration de l'ouvrage On the transfusion of blood and saline fluids, de Charles Egerton Jennings, édité à Londres en 1888. Une fois de plus, c'est la transfusion d'une femme (dont on n'entrevoit que le sein nu) avec le sang d'un homme. La manière dont fonctionne le dispositif posé sur la chaise n'est pas évidente : est-ce une méthode pour éviter toute entrée d'air dans le circuit, ou est-ce le mélange de sang et d'une solution saline ? Jennings, qui était un obstétricien, était en effet favorable à l'utilisation de solutions salines comme alternative à la transfusion sanguine. On remarque la largeur de l'entaille au pli du coude de l'homme, soulignant son tempérament héroïque, et l'on suppose que le dessinateur s'est fait plaisir en prétextant le caractère scientifique du dessin pour s'autoriser la représentation d'un sein qui n'était pas indispensable à la compréhension du dispositif.
L'image 15 est une peinture de Jules Adler datant de 1882. Elle montre une transfusion de sang de chèvre à une patiente. Cette œuvre, qui fut exposée au Salon de Paris (où elle obtint un prix), avait été commandée par le médecin que l'on voit opérer. Le docteur Simon Bernheim était un spécialiste célèbre de la tuberculose. La même année, il avait publié, dans une revue médicale française, un article intitulé Transfusion de sang de chèvre et tuberculose pulmonaire — on pensait à l'époque que la transfusion pouvait renforcer l'immunité anti-tuberculeuse. Il faut toutefois se souvenir que, dans les dernières années du XIXe siècle, une grande partie de la communauté médicale considérait que le sang humain et le sang animal étaient incompatibles. Il été avait démontré, dès 1873, que leur mélange induisait la formation d'agglutinats visibles à l'œil nu. Cette représentation peinte d'un événement médical indique qu'un tel sujet était perçu comme digne des grands thèmes historiques tels que les traitaient les artistes officiels. La visibilité du sang y est par ailleurs très discrète, mais elle contraste avec la couleur blanche, qui est largement dominante (oreiller, pâleur du visage de la patiente, tabliers des médecins). L'œuvre est dominée par une esthétique romantique — chevelure défaite d'une héroïne languissante, bras dénudés et voiles (c'est Ophélie sur la table d'opération), et c'est ce qui conserve à l'œuvre une force émotionnelle certaine. Mais elle fait preuve également d'un réalisme indéniable : les médecins sont en veste, comme ils apparaissent sur les toiles de Caillebotte ;l'arrière-plan de la toile est solidement ancrée dans le quotidien : la table et les meubles sont simples et rustiques, l'animal est très réaliste, et l'on voit s'affairer une infirmière, ou une domestique, au fond de la pièce. La peinture ne met pas seulement en exergue un héros médecin, mais bien davantage une équipe. Cette désindividualisation de la médecine, par cet effet de diffraction, apporte force et vigueur à l'œuvre. En fait, ce pourrait être le même médecin vu à des moments différents, comme si l'artiste avait eu pour but de représenter un protocole plus qu'un acte médical. Cependant, le regard d'aujourd'hui est également frappé par le déficit d'hygiène de l'arrière-plan, qui tranche avec la blancheur immaculée du premier plan.
L'image 16, Transfusion Of Blood. Is It Too Late ? (“Transfusion sanguine. Est-ce trop tard ?N »), par William Allen Rogers, parue dans le Harper's Weekly du 2 octobre 1880, est une caricature inspirée par la tentative d'un candidat à la présidence des États-Unis, Winfield Hancock, de ressusciter une démocratie moribonde. La campagne du héros de guerre était basée sur son intégrité morale, qualité requise pour lutter contre la corruption généralisée. On aperçoit en arrière-plan les canons de Fort Columbus (aujourd'hui Fort Jay), où Hancock assurait le commandement de l'« Atlantic Division » de l'armée américaine. Dans cette allégorie politique, le candidat-donneur de sang est représenté dans une attitude décidée, avec une expression martiale — le sabre et l'artillerie sont là pour rappeler les actions militaires de Hancock, et la démocratie américaine comme une femme d'une maigreur effrayante, proche de sa fin. Le candidat tend le bras à cette dernière comme on donne le bras à une mariée, comparaison suggérée par le drap porté par la femme à la manière d'un voile nuptial. La transfusion sanguine était, aux États-Unis, une technique récente et peu connue, qui avait cependant été appliquée durant l'épidémie de choléra de 1832. Son utilisation dans cette caricature confirme que cette thérapeutique était bien considérée à l'époque comme l'ultime recours face à une situation désespérée, mais également dotée d'un potentiel quasi-miraculeux. Il est probable que ce dessin choqua quelques lecteurs, et intrigua les autres.
L'image 17 est une autre allégorie politique, datant de la même époque (1884). C'est une composition de Joseph Keppler, fondateur du périodique Puck. Intitulée The Transfusion of blood. May the operation prove a success ! (« La transfusion sanguine. Puisse l'opération être un succès ! »), cette lithographie montre le Parti indépendant espérant revigorer la démocratie par une transfusion de sang. Elle utilise le thème de la transfusion de manière allégorique, avec une intention satirique, et reflète la signification de l'imaginaire du sang comme vecteur de traits psychologiques : le renouvellement de la force vitale, ainsi que les vertus morales et la jeunesse.
L'image 18 est une autre caricature, dessinée par Grant Hamilton et publiée au cours de la campagne présidentielle de 1888 pour la revue Judge du 30 juin 1988. Elle est intitulée Transfusion of blood. A dangerous proposed experiment (« Transfusion sanguine. Une dangereuse expérience à proposer ») . Il s'agit encore d'une allégorie, dont le but est de dénoncer le projet de loi de Roger Mills relatif à la baisse des taxes à l'importation, projet violemment combattu par les Républicains. Mills, représenté comme le médecin opérant la transfusion, essaie de convaincre un travailleur américain de donner son sang à un travailleur anglais moribond. « Cela peut sauver le patient, mais aussi vous affaiblir. Et en cas d'échec, vous pouvez y laisser votre vie. » L'ouvrier américain rétorque : « Alors gentlemen, je ne le ferai pas, la préservation de soi est la première loi de la nature. » La caricature politique présente ici Mills accompagné du président Cleveland, mais surtout de l'impopulaire John Bull, rival et équivalent anglais de l'Oncle Sam, dont la l'allure replète tranche avec l'aspect cadavérique de l'ouvrier anglais. Aujourd'hui, c'est surtout la représentation de l'acte transfusionnel qui est intéressante. Une fois encore, une revue satirique l'utilise pour illustrer le transfert d'une énergie qui évoque la ressuscitation. Mais cette fois, c'est l'ambivalence de cette nouvelle thérapeutique qui est utilisée de façon allégorique : la transfusion est présentée comme un jeu de hasard à l'issue incertaine, et c'est même la vie du donneur qui est ici en danger.

XXe siècle : triomphe du progrès et irruption du fait divers

L'image 19 correspond à deux photographies, prises dans les premières années du XXe siècle, de deux transfusions « directes », effectuées sans connexion directe entre les systèmes vasculaires du donneur et du receveur. La première photographie montre un chirurgien célèbre en son temps, Eugène-Louis Doyen (1859-1916), avec ses assistants, réalisant une transfusion sanguine dans sa clinique de la rue Piccini, à Paris. Le receveur est un blessé dont le pronostic vital est mis en jeu par un saignement majeur. Donneur et receveur sont allongés tête-bêche de telle manière que leurs bras sont placés côte à côte. Le sang passe de l'artère radiale du premier (à droite) dans la veine céphalique du second (à gauche) à l'aide de petites canules de verre et d'un tube de caoutchouc dont l'intérieur a été recouvert de paraffine pour prévenir toute coagulation. L'intervention est faite après une anesthésie des bras par de la cocaïne. La photographie est frappante par l'abondance des assistants, qui occupent l'espace autour des deux sujets allongés. L'axe de symétrie du donneur et du receveur, et le cercle de praticiens, créent une scène très particulière. L'orientation des bras des médecins convergeant vers le donneur et le receveur, et les gants foncés des deux médecins du centre donnent l'impression d'une composition picturale. Si c'était un tableau, ce serait une peinture religieuse, comme pourrait le suggérer la componction et la gravité des figurants, ainsi que le contraste entre la verticalité des médecins et de l'horizontalité des deux individus allongés. Le moment apparaît crucial. Le point qui attire le plus l'œil est le nœud formé par quatre avant-bras : ceux du donneur et du receveur, liés et symbolisant la relation induite par cette transfusion salvatrice ; ceux du médecin réalisant cette relation, qui sont très apparents, en raison de la couleur sombre des gants. Il s'agit probablement de gants Chaput, mis au point en 1899 et utilisés dès le début du XXe siècle. Si ces gants apparaissent sombres, ils étaient en réalité de couleur rouge brique.
La seconde photographie montre une transfusion sanguine dans le service du professeur Théodore Tuffier à l'Hôpital Beaujon, en région parisienne. L'anastomose, ici, est faite entre l'artère radiale droite du donneur et la veine saphène de la jambe droite du receveur (qui est une femme rendue anémique par une hémorragie du post-partum). Tuffier prônait cette procédure, parce que la veine saphène peut être dénudée sur une plus grande longueur que les veines du bras. Cette transfusion (où le donneur de sang était un étudiant de Tuffier) fut exécutée par le docteur Roux-Berger, un chirurgien hospitalier. À l'encontre de la précédente, cette photographie frappe par son atmosphère intime : elle semble une « scène de genre », peut-être parce que le receveur et un assistant sont de sexe féminin, et surtout parce que très peu de personnes sont cette fois présentes. Des gants sombres sont encore visibles, mais en une version courte, plus proches des gants chirurgicaux modernes. La disposition presque orthogonale des lits et le cadrage de la photographie laissant voir de vulgaires bassines sous la table d'opération réduisent la dramatisation de la scène, que suscite seulement le masque couvrant en partie le visage de l'opérateur.
L'image 20 est une photographie montrant la première transfusion mondiale avec du sang anticoagulé. Le 9 novembre 1914, le médecin argentin Luis Agote (1868-1954), professeur d'anatomie descriptive à la chaire de médecine clinique de Buenos-Aires transfusa 300 millilitres d'un sang prélevé chez le concierge de l'hôpital (dont l'Histoire à gardé le nom : Ramon Mosquera) et mélangé à une solution de citrate de sodium. Le receveur était un malade atteint de tuberculose pulmonaire. La transfusion, qui réussit, eut lieu dans la chambre 14 du pavillon Fernandez de l'hôpital. La photographie prise à cette occasion montre le transfusé, le praticien qui réalise l'acte (le docteur Merlo, aux manches retroussées et assis au chevet du patient), le professeur Agote (qui se tient debout, bras croisés, portant lunettes et calot noir), le recteur de l'Université, le doyen de la Faculté de médecine, le directeur général de l'Assistance publique, le maire de Buenos-Aires, ainsi que divers enseignants et médecins. Apparemment, tous les figurants, qui semblent poser pour un tableau de maître, sont conscients de l'importance et du caractère historique de l'événement. Tous les visages sont tendus et concentrés. Assis ou debout, le premier cercle des assistants porte le regard sur la transfusion. Tous portent des blouses blanches, sauf le personnage en civil qui regarde l'objectif. Par son regard sombre et grave, ce personnage – le maire ? – focalise l'attention. C'est la force de ce nouveau support qu'est la photographie, qui entraîne le spectateur dans la réalité fixée sur la pellicule, comme s'il passait de l'autre côté du miroir. On sent la tension d'une première expérience médicale in vivo : le fait que l'événement ait été photographié atteste d'ailleurs l'importance que ses protagonistes lui donnaient.
L'image 21 fut publiée dans L'Illustration du 21 novembre 1914. Un mois plus tôt, une des premières transfusions de la Première Guerre mondiale avait eu lieu à Montpellier. Le donneur, Émile Barthelemy, était un soldat du 81e venu du Front après avoir été légèrement blessé à Gerbéviller (Meurthe-et-Moselle). Par le don de son sang, il sauva la vie d'un militaire de réserve du 68e, nommé Créchet, amputé d'une jambe après une hémorragie massive. La transfusion fut effectuée de bras-à-bras et fut interrompue quand le donneur devint plus pâle que le receveur. La photographie des deux frères d'armes, devenus des frères de sang, fut prise vingt-cinq jours après l'acte transfusionnel qui sauva l'un grâce au dévouement de l'autre. En dépit d'une ignorance absolue de l'existence des groupes sanguins — pourtant identifiés au début de la décennie précédente —, la transfusion réussit pleinement, les groupes sanguins devant être compatibles. Le receveur pose une main sur son moignon et l'autre sur les épaules de son sauveur. La jambe amputée est au premier plan — le début du voyeurisme et de la violence de la photographie — et le titre de l'article (Frères de sang) a pour corollaire la ressemblance physique des deux hommes, qui se tiennent de surcroît côte à côte. Le portrait de ces deux soldats, qui joue sur l'imaginaire du sacrifice héroïque, a été pris sans souci particulier de mise en scène esthétique. Le registre est celui du fait divers. Paradoxalement, c'est le receveur qui exprime la fierté, expression renforcée par son positionnement dominant par rapport à son « frère de sang ». Le visage du donneur exprime un peu d'embarras face à l'objectif, et peut-être face à cette notoriété que va lui conférer la diffusion de cette cliché dans la presse. Son attitude de modestie le rend encore plus sympathique. On voit se dessiner ce qui va marquer la représentation sociale du don du sang : la référence à un lien social qui est exalté ici à travers la devise de fraternité de la République.
L'image 22 associe quatre photographies (parues dans La Science et la Vie du 28 septembre 1916) décrivant une transfusion semi-directe (connexion des systèmes vasculaires du donneur et du receveur par l'intermédiaire d'un tube) effectuée au début de la Première Guerre mondiale (1914 or 1915) dans un hôpital français de terrain. Sur la première photographie, donneur et receveur sont placés côte à côte, proches l'un de l'autre. Le premier est étendu sur un lit, le second assis à son chevet. Pour se protéger des projections de sang, les trois médecins portent des blouses (ce qui était presque une nouveauté à l'époque). Celui qui s'occupe du donneur fait saigner son bras, maintient la plaie ouverte, dirige le flux sanguin dans le récipient du dispositif transfusionnel et, dans le même temps, surveille le pouls, l'état respiratoire et l'état général du donneur. Un deuxième médecin, qui réalise la transfusion elle-même, récupère le sang du donneur dans un récipient et l'injecte avec une seringue dans le bras gauche du receveur, et ce dernier est pris en charge par le troisième médecin, qui surveille son état général, prend son pouls de sa main droite, tandis que la gauche maintient en place la canule du dispositif de transfusion. La deuxième photographie montre la phlébotomie effectuée par le médecin (celui-ci ne porte pas de gants) : une lancette incise la veine (dilatée par un garrot) du bras droit du donneur. Sur la troisième photographie, le flux sanguin coulant de la veine du donneur est recueilli avant d'être aspiré dans la seringue, puis injecté dans le bras du receveur. Le jeune receveur, qui a une expression quelque peu inquiète, fixe l'objectif du photographe. Sur la quatrième photographie, la canule est insérée dans la veine du receveur, qui est également gonflée par un garrot.
L'image 23 est la couverture du Petit Journal illustré — un ancêtre de la presse à sensation — du 6 février 1921, avec cette légende : L'héroïsme d'un médecin. Pour sauver une femme mourante, un chirurgien bordelais lui injecte son propre sang. L'auteur de l'illustration, André Galland, a donné à la patiente transfusée la même attitude languide qu'Adler au personnage de sa peinture de la transfusion de sang de chèvre. Cependant, à la différence des images précédentes, cette couverture de journal a une finalité purement illustrative, appropriée au caractère pathétique de l'histoire, spécifique de ce périodique populaire : pâleur de la femme, décor éclairé par une faible lumière. Le dispositif transfusionnel est exposé de la même manière : la pince, le réservoir rempli de sang, le linge souillé, le sang issu du bras du donneur (lui seul saigne, ce qui accentue l'idée de sacrifice) autant de signes de l'urgence, qui intensifient l'allure dramatique de la scène. Mais la vraie finalité de cette image est avant tout de souligner la nature héroïque du médecin, dont la volonté de réussir est symbolisée par le poing serré et le bras musclé et tendu. Pourtant, l'image inquiète. Sans la légende, on croirait assister à une scène de meurtre, impression accentuée par le jeu d'ombres en arrière-plan. L'exploitation de cette fascination morbide que suscite l'acte transfusionnel annonce l'utilisation qu'un autre art, le cinéma, fera de cette thérapeutique au passé lourd, qui est en passe de faire son entrée dans l'aventure médicale de notre histoire récente.

Conclusion

Comme on l'a vu, l'iconographie transfusionnelle, à travers la représentation des trois acteurs de la transfusion — le donneur, le receveur, le transfuseur — a considérablement varié au fil du temps, tout autant que celle des dispositifs utilisés. Le receveur, qui était constamment un sujet de sexe masculin sur les images les plus anciennes, perd cette apparence de maîtrise et cette supériorité qui lui était conférée initialement, pour devenir, à la fin du XIXe siècle, un malade inconscient et près de l'agonie, sauvé de justesse par la transfusion. Cette évolution est en lien direct avec les indications de la transfusion. Au XVIIe siècle, on lui prête des vertus psychotropes. Ce n'est qu'au XIXe que son application thérapeutique prend réellement en compte l'enseignement de William Harvey et place la transfusion comme seul et unique traitement de l'hémorragie et de sa conséquence : la défaillance circulatoire. Cela explique également pourquoi le receveur devient un personnage de sexe féminin, car c'est l'hémorragie du post-partum qui incite les obstétriciens à s'impliquer dans l'expérience de la transfusion. En outre, la représentation de l'acte transfusionnel s'est probablement trouvée influencée par les tendances artistiques du moment, comme le Romantisme, avec ses héroïnes évanescentes et chlorotiques. Enfin, il était sans doute inconvenant, au cours du XVIIIe siècle, de montrer une femme dans une telle situation, qui exigeait de dénuder au moins un bras (les images de saignées montraient habituellement un homme, non une femme). Cette prédominance féminine chez les transfusés allait connaître deux exceptions au XIXe siècle : les caricatures politiques et la guerre.
L'image du donneur a également évolué. Lors des premières expériences, il s'agissait de pauvres agneaux sacrifiés. Au XIXe siècle, c'était un homme, qui pouvait être un proche (l'époux de la transfusée) ou le médecin lui-même. Le donneur « héroïque » apparaît durant le XXe siècle, dans ce contexte de guerre qui est à l'origine du développement de la transfusion moderne, avec, en corollaire, le besoin de dons de sang. Cette évolution conduira à faire appel à des donneurs n'ayant plus de lien direct avec le receveur.
Quant au transfuseur, il est souvent absent dans les premières images, ou réduit à un rôle de simple assistant, ou d'opérateur discret. Son apparition est progressive, lorsque l'acte de la transfusion devient le sujet principal, et il acquiert peu à peu son statut de chirurgien-chercheur. Il ne devient un acteur majeur, le vrai maître du jeu dans l'acte transfusionnel, que sur les images du XIXe siècle. Dans deux cas, le donneur et le transfuseur sont confondus en une seule et même personne, et la dévotion y confine à l'héroïsme.
Dans certaines illustrations, une sorte de pudeur teinte la transfusion représentée : les regards sont abaissés ou furtifs, com

Mode d'acquisition : autorisation de reproduire
Auteur : Professeur Jean-Jacques Lefrere
Date d'insertion dans l'inventaire : 20130404